Remerciements à John Nash par Gisèle Umbhauer

Un équilibre de Nash est un  profil de stratégies dont aucun acteur n'a intérêt à dévier unilatéralement. C'est cette très courte définition, suivie d'une courte démonstration d'existence, dans un article

[1] de moins de dix pages, qui a véritablement lancé la théorie des jeux et qui  a valu à son auteur, John Nash, le prix Nobel d'Economie en 1994.

Un article de dix pages pour un prix Nobel, cela témoigne de l'ingéniosité de son auteur. D'autres chercheurs avaient travaillé sur la théorie des jeux avant John Nash,  mais aucun d'entre eux n' a eu  l'idée de cette définition, qui a permis à la théorie des jeux de quitter l'univers mathématique des jeux à somme nulle, purement conflictuels,  et d'ouvrir sur une approche des jeux beaucoup plus riche et plus proche de l'ensemble des sciences sociales.

Grâce à John Nash, un jeu  est maintenant tout contexte d'interaction, où la stratégie d'un acteur influence les stratégies jouées par les autres, qui en retour impactent sur la sienne. Il peut y avoir conflit, mais pas nécessairement. Un simple croisement routier,  où chaque conducteur a le choix de passer, ou de s'arrêter pour laisser passer l'autre conducteur, devient un jeu. Certes, on préfère passer quand l'autre s'arrête, mais on préfère s'arrêter  quand l'autre passe, pour éviter l'accident. Un équilibre de Nash est simplement un profil d'actions qui demande à l'un des conducteurs de s'arrêter et à l'autre de passer.  Le code de la route  ne fait rien d'autre que de sélectionner l'un des deux équilibres.  Vous l'aurez compris aisément : si la théorie des jeux est dans le code de la route, elle a envahi  l'ensemble des sciences sociales.

Plus généralement, ce qui frappe dans la définition de l'équilibre  de Nash, c'est sa force, due au fait qu'elle parait presque triviale. En effet, si  un contexte d'interaction n'est pas un équilibre de Nash, alors quelqu'un peut être plus heureux en changeant unilatéralement de comportement, sans avoir besoin du concours d'un autre individu.  On ne voit donc pas ce qui l'empêcherait de dévier et ainsi de détruire le contexte initial. On peut donc  affirmer sans grand risque que si une situation sociale, économique, politique, est stable c'est qu'il s'agit d'un équilibre de Nash, même si elle n'en porte pas le nom.

Certes, l'équilibre de Nash n'est pas la panacée. Pourquoi se contenter de dévier unilatéralement et ne pas tenter des déviations conjointes ? Les équilibres de Nash restent  fragiles aux déviations multilatérales. L'équilibre de Nash suppose aussi que les acteurs cherchent à optimiser leur bien-être : or certains acteurs peuvent se contenter d'un bien-être suffisant, sans chercher à l'optimiser. Mais surtout un équilibre de Nash ne vous aide pas forcément à jouer. Prenez le jeu des enveloppes.  Supposez que vous puissiez échanger une enveloppe, dont le  contenu est entre 1 et 100 000 euros, avec un autre individu possédant le même type d'enveloppe, l'échange ne se faisant que si vous êtes tous deux  d'accord. Et supposez  que vous repartiez avec  l'enveloppe détenue à la fin du jeu :  jusqu'à quel montant consentirez-vous à l'échange ? L'équilibre de Nash ne vous guidera pas car il ne permet pas l'échange d'un montant supérieur à 1 euro. Pourquoi ? Car il exprime la vérité suivante :  celui qui est prêt à échanger le montant le plus élevé  gagne à dévier  unilatéralement de la décision d'échange.

Mais si la logique de l'équilibre de Nash est parfois impuissante, notamment dans des jeux  où chacun espère l'irrationalité de l'adversaire, elle s'est révélée extrêmement efficace dans de nombreux contextes économiques et politiques, par exemple celui  des enchères pour n'en citer qu'un,  où elle a permis d'établir des comportements  assurant des transactions efficaces.

John Nash est ainsi  sûrement l'un des chercheurs qui a le plus contribué à la notion de comportement stratégique dans l'ensemble des sciences sociales.

 

[1] Nash, J. 1951. Non cooperative games, Annals of Mathematics, vol 54, N°2, September, 286-295

 

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